Une ancienne élève à l'affiche !
A Montpellier, le théâtre la Vista est un lieu singulier et récent, campé depuis quatre ans dans une ancienne
chapelle, en plein cœur de la cité Gély, quartier gitan de la ville, à deux pas du centre. C’est ici qu’Ornella Dussol,
jeune Gitane pleine de rêves, décroche un emploi aidé en 2020. Elle y porte plusieurs casquettes : la billetterie,
le ménage et la médiation avec les habitants pour leur proposer de venir aux spectacles. Elle y cultive aussi
secrètement une aspiration : devenir actrice.
Au même moment, Azyadé Bascunana, 41 ans, directrice de la compagnie de théâtre montpelliéraine La Chouette
blanche, est en résidence pour trois ans à La Vista, avec pour mission de travailler avec les habitants de la cité.
Elle-même habite dans le quartier voisin de Figuerolles, tout près de cette communauté gitane qu’elle ne connaît
pas.
Le jour où elle croise la jeune salariée, elle sent soudain que son projet va se concrétiser. « La première chose
qu’elle m’a dite, c’est : “Vous avez la figure K.-O. !” On ne se connaissait pas. Je suis restée scotchée », explique
Azyadé Bascunana. « Ça voulait juste dire que tu étais très fatiguée », la reprend au vol la jeune Gitane. Après
cette rencontre et plusieurs essais sur scène, dont une lecture de La Mouette, de Tchekhov, la directrice de La
Chouette blanche lui propose d’intégrer son spectacle. Une opportunité « incroyable », confie Ornella Dussol
qui, depuis, alterne entre ses répétitions et son contrat à La Vista.
« Un pied dans la cité et un pied ailleurs »
A 31 ans, Ornella Dussol, longue chevelure brune, yeux vert émeraude et rouge à lèvres, est célibataire, sans
enfant, avec un emploi : « Ça ne se fait pas trop chez nous », rigole-t-elle. Elle assume son « profil atypique
», comme elle dit. A la cité Gély, une femme qui travaille, « c’est rare », constate sa mère, Elisa Dussol. Et une
Gitane qui monte sur les planches, comme s’apprête à le faire sa fille, c’est « quelque chose que pas grand monde
ne comprend ici ».
« J’ai peur que ma communauté se moque de moi. Pour les Gitans, le théâtre, c’est entrer dans une salle sombre,
c’est le noir. Et le noir, pour nous, c’est angoissant. » Ornella Dussol
Les 9 et 10 novembre, Ornella Dussol sera donc l’un des personnages principaux de la pièce Pink !, création
d’Azyadé Bascunana, présentée au Théâtre Jean-Vilar, à Montpellier. La jeune comédienne stresse et rigole,
s’apaise puis s’impatiente, bref, elle s’inquiète. Elle n’a parlé à aucun de ses proches de cette aventure théâtrale,
sauf à son amie Kimberley. « J’ai peur que ma communauté se moque de moi, confie-t-elle. Pour les Gitans, le
théâtre, c’est entrer dans une salle sombre, c’est le noir. Et le noir, pour nous, c’est angoissant. »
Ornella Dussol le sait bien, son tempérament bien trempé l’a poussée à ne pas faire grand-chose comme les
autres. « En réalité, j’ai toujours eu un pied dans la cité et un pied ailleurs. » Un désir d’indépendance ancré en
elle depuis l’enfance, impulsé par ses parents qui l’ont inscrit à l’école privée Sainte-Famille, en dehors du
quartier.
« Tous les enfants allaient à la même école. Pas moi. » Sur le trajet matinal, en passant devant un atelier de
théâtre, la jeune écolière tannait ses parents pour qu’ils l’y inscrivent. Sans succès. « Je ne pensais pas que c’était
du sérieux, explique sa mère, qui se souvient pourtant des improvisations de sa fillette dans l’appartement. Elle
nous faisait des shows en permanence. »
« Casser les idées recues »
Sur scène, Pink ! propose la rencontre de trois personnages : une Gitane employée de ménage, un comédien aux
origines roumaines et une metteuse en scène bousculée par son immersion dans un quartier populaire - soit une
véritable mise en abyme. « C’est une création à la frontière entre la fiction et la réalité, explique la metteuse en
scène. Les spectateurs ne savent plus trop quand on joue. Et on interroge : jusqu’où aller pour se définir ?
» Ornella l’a fascinée : « Elle a un rapport intuitif à la scène, elle rentre dedans, c’est quelque chose de naturel.
Je voulais garder cette spontanéité, rester sur cette authenticité de langage, sa poésie. Et sur sa personnalité. »
Ornella aimerait que « les femmes de la cité comprennent qu’on peut suivre un autre chemin, que tout n’est pas
tracé d’avance ». Elle a accepté d’être suivie par une artiste photographe, Marielle Rossignol, qui capte tous ces
instants, les répétitions, les séances de travail et bientôt les spectacles, mais aussi des regards, des émotions, des
fous rires.
Il s’agit d’un portrait photographique au long cours d’Ornella Dussol pour, explique Marielle Rossignol, «
changer le regard qu’on porte sur la communauté gitane, casser les idées reçues ». Celle qui ne pouvait se voir
en photo s’est habituée à cette présence quasi permanente. « Il faut bien, si je veux faire des films plus tard ! »,
déclare-t-elle dans un éclat de rire, sans savoir ce que lui réserve demain.
« Notre idée, c’est de jouer ce spectacle lors des prochaines saisons, explique Azyadé Bascunana, ensuite nous
aurons sans doute l’occasion d’imaginer d’autres projets ensemble. » Le spectacle va tourner dans la région
(Nîmes, Perpignan, Pézenas) et la metteuse en scène aimerait qu’il fasse escale au Festival d’Avignon, pour le «
off », l’été prochain.
Agathe Beaudouin(Nîmes, correspondante )
Le Monde